Un « et ainsi de suite » infini

Boris Groys, 2004

L’art de Peter Kogler peut avant tout être compris comme une réponse à la question de la représentation de l’infini dans un espace artistique fini. Il s’agit certes d’une question tout à fait traditionnelle qui se pose inéluctablement à chaque génération d’artistes, chacune essayant d’y trouver une réponse. Mais en même temps notre conception de l’infini, mais aussi les caractéristiques des espaces artistiques qui sont à la disposition des artistes, sont soumises à une évolution historique. Et du coup les stratégies de la représentation artistique de l’infini sont elles aussi soumises à l’évolution historique.
Autrefois les artistes posaient dans leurs tableaux certains signes qui devaient évoquer l’infini. Ces signes étaient tirés des religions, des philosophies et des sciences, ou alors ils étaient produits librement par les artistes eux-mêmes. Ainsi, dans l’art du Moyen Age, l’idée de l’infini est-elle directement incarnée par la figure du Christ. Dans la peinture de la Renaissance ce sont les représentations de la nature qui servent à évoquer l’infini. Au temps des avant-gardes, on a pour cela utilisé, comme Malevitch l’a fait d’une manière paradigmatique, des figures géométriques qui étaient représentées en suspens dans un néant infini. Aujourd’hui on associe l’infini moins avec la nature qu’avec la machine régie par l’ordinateur. Le logiciel d’ordinateur qui se répète à l’infini incarne pour nous l’« éternel retour du même » que Nietzsche, en son temps, avait érigé en concept spécifiquement moderne de l’infini, démocratisant ainsi radicalement l’idée d’infini ou d’éternité. Selon Nietzsche tout désir aspire à une éternelle répétition de soi-même. En conséquence, il ne peut y avoir de signe particulier de l’infini, car tout désir peut, dans ce sens, faire fonction de signe.
Cette idée de Nietzsche, on peut la reformuler dans un langage plus actuel : tout programme, et d’ailleurs tout processus se déroulant dans le temps, deviennent infinis dès lors qu’ils sont mis en boucle. L’infini, tel que nous le concevons aujourd’hui, c’est l’infini de la boucle, du loop, de la répétition programmée d’un programme, toujours le même – quel qu’il soit. En revanche, on peut évidemment affirmer que ce n’est pas parce qu’il y a répétition littérale du même qu’il y a forcément infini, parce que le concept d’infini implique en soi la différence. Mais si grâce à un générateur de nombres aléatoires, on peut assurer non seulement la répétition littérale, mais aussi la répétition de la différence, alors la programmation de l’infini est parfaite. La machine devient du coup définitivement infinie, chaque segment d’activité de cette machine n’étant qu’un exemple de la manière dont cette machine fonctionne à l’infini, dans l’éternité. Et pourtant il s’agit d’un infini de la reproduction qui est supérieur à la production en ce sens que toute production s’arrête au produit – et a une fin. L’homme en tant qu’être productif est également fini. Ce n’est que quand il est re-productif, donc quand il devient pareil à la machine, que l’homme a une chance d’accéder à l’infini. Il s’agit là d’une conception de l’infini ou de l’éternité qui est précisément caractéristique de notre époque – et c’est à cette conception que correspond l’image de l’infini que crée Peter Kogler dans son travail. Toutes les pièces de Kogler se présentent comme des segments de séries virtuelles infinies dont le début et la fin ne sont pas révélés au spectateur. Mais, en regardant ces pièces, il n’a néanmoins pas le sentiment, bien que ce que Kogler lui ait montré ne soit qu’un fragment d’infini, d’avoir manqué quelque chose – car il est manifeste que ça continue de la même façon. Les pièces de Kogler suggèrent un infini « et ainsi de suite » – l’éternelle continuation du même. De ce point de vue, les pièces de Kogler s’inscrivent dans la lignée des artistes du minimalisme der années soixante et soixante-dix, tels que Daniel Buren, Sol LeWitt ou Donald Judd. À l’époque déjà le minimalisme avait découvert la répétition comme programme capable de générer l’éternité. Dans ce sens-là, ce minimalisme était en même temps un maximalisme tout à fait mégalomane qui entendait faire sauter tous les verrous du fini. Mais Kogler appartient à une autre génération, ultérieure, des artistes de la répétition. Et cette différence de génération se fait sentir dès qu’on compare ses pièces avec celles des minimalistes. Les formes géométriques du minimalisme marquent nettement la distance qui sépare la production artistique minimaliste des organismes vivants, mortels et finis de ce monde. Le caractère potentiellement infini des programmes minimalistes est encore souligné et illustré par leur application à des formes géométriques éternelles. La rupture avec tout ce qui est éphémère, imparfait, avec ce qui relève simplement d’ici-bas est ainsi soulignée implicitement. Kogler en revanche travaille à notre époque, une époque où l’idée d’infini est surtout associée à l’omniprésence et en même temps à l’invisibilité des réseaux qui relient les ordinateurs via l’Internet – réseaux qui suggèrent en même temps une analogie avec le métabolisme universel où tout organisme vivant se trouve pris.
Ce n’est pas un hasard si le terme tout à fait organique de « rhizome », introduit en son temps par Gilles Deleuze, est devenu depuis une métaphore des plus populaires pour caractériser le World Wide Web. Ce parallèle entre les réseaux programmables et assistés par ordinateur d’un côté, et les réseaux organiques, rhizomatiques, de l’autre a contribué d’une manière tout à fait essentielle à faire du terme de réseau un terme tout à fait positif, voire un lieu de l’utopie. Car à travers la mise en réseaux totale, c’est tout le corps humain organique, mortel, qui a accès à l’infini – au « corps sans organe » infini. Au cours des dix dernières années, l’utopie du réseau total est devenue dominante dans le monde entier – même si ses principaux représentants sont souvent des esprits tout à fait particuliers, fonctionnant par idiosyncrasie, et ne pouvant en aucun cas être considérés comme les représentants d’une doctrine précise. Quand dans le jeu potentiellement infini de signes médiatisés que produit la mise en réseaux totale, le sujet se perd, qu’il y a un flux continuel et infini de signes et que ce flux de signes ne peut être ni saisi ni encore moins contrôlé – voilà qui suscite l’enthousiasme. C’est en cela précisément que réside en effet le message joyeux, révolutionnaire et optimiste de la pensée en réseaux : les signes se soustraient, par leur mouvement incessant et le décalage de leurs significations, à tout contrôle conscient de la part du pouvoir. Quand on s’abandonne au flux des signes, on est libre – on échappe à tout contrôle, à toute surveillance, et à toute discipline.

Le sentiment de circuler dans un réseau infini qu’on ne peut jamais appréhender en entier est ressenti comme un sentiment extatique et sublime. Toutefois on voit aussi se manifester depuis quelque temps un scepticisme croissant face à cette immersion extatique dans le réseau. L’extase du réseau ressemble en effet trop clairement à l’extase du marché qui pourrait bien être le véritable nom, interdit, de la totalité en réseau. Ce qui se voulait un discours anti-autoritaire et entendait libérer le flux de la langue du sujet de la surveillance, du contrôle par le pouvoir et la censure, s’est entre-temps avéré n’être rien d’autre que la stratégie du moment du marché et du management. Le sentiment de nager dans l’océan sans sujet, sans fin, et sans bornes que serait le réseau, fait aujourd’hui partie du comportement qu’impose la norme du marché – et en cela il est bien connu de tous les détenteurs d’actions.

Les travaux de Peter Kogler peuvent en général être perçus comme des métaphores de la totalité des réseaux – des réseaux qui répètent potentiellement à l’infini leur propre structure. Mais l’enthousiasme que ressent l’artiste pour ces réseaux et leur expansion infinie ne lui interdit pas une certaine ironie et une certaine distance vis-à-vis de cet enthousiasme. Les métaphores qu’il utilise pour les réseaux sont en effet de nature ambivalente. Tantôt il s’agit du mouvement ininterrompu et très organisé de fourmis, tantôt d’un interminable appareil digestif, tantôt d’ornements dans lesquels il n’est pas rare qu’on reconnaisse ici ou là une croix gammée. Et de plus l’œil bute sans arrêt sur des impasses qui interrompent la progression et vous obligent à faire marche arrière. Or, la comparaison d’une société humaine parfaitement organisée sur le plan technique avec le mode de vie des fourmis est très largement répandue précisément dans les textes qui entendent critiquer l’utopie. Et toutes les autres métaphores que l’artiste utilise pour les réseaux sont tout aussi peu flatteuses. Les espaces que crée Kogler sont fascinants pour l’œil, au meilleur sens du terme, ils ont quelque chose de théâtral. Leur effet visuel est immédiat, et donne au spectateur une impression d’enthousiasme optimiste. C’est la raison pour laquelle un spectateur peu attentif pourra ne pas voir l’aspect ironique, critique et sceptique des travaux de Kogler. Mais même ce spectateur inattentif sentira l’atmosphère d’étrangeté qui accompagne l’opulence optique et la fascination qu’exercent ses espaces. Le « et ainsi de suite » infini qu’évoquent ces lieux rend en effet inéluctablement plus aiguë la connaissance qu’a le spectateur de sa propre finitude.

Malgré la séduction décorative qu’ils exercent, il émane des espaces de Kogler le sentiment troublant qu’on a affaire à un procédé artistique qui méprise délibérément les limites de l’existence humaine. Les espaces qu’il crée évoquent, même si c’est de manière légèrement ironique, une divinité machine. Le Dieu machine a, on le sait, été vénéré à plus d’un titre par les avant-gardes du XXe siècle. De fait, la machine semble être le dernier lieu du divin, du sublime, au milieu d’une modernité sécularisée, car son fonctionnement transcende l’existence humaine. Il est intéressant que ce constat permette de corriger la fameuse théorie du sublime formulée par Jean-François Lyotard dans son célèbre essai « Le sublime et l’avant-garde » (1). Dans son interprétation de l’art de l’avant-garde, Lyotard commence en effet par constater que l’art – comme toute autre institution sociale – suppose une certaine existence dans la durée, une perspective temporelle qui lui permette de planifier son avenir, de calculer et de mettre en œuvre – et ce largement au-delà de l’horizon de la vie d’un individu. Telle est la raison d’être des écoles, programmes, projets et styles qui décident de l’avenir de l’institution qu’est l’art, qui décident à quoi ressemblera à l’avenir l’« ainsi de suite infini » de l’art. Si on se conforme à ces règles, on sait en effet alors exactement de quoi sera faite la prochaine étape, à quoi ressemblera le prochain produit de l’art. Et c’est à travers une production ainsi réglée et prévisible que l’institution art continuera, dans l’avenir, à se reproduire. Selon cette théorie, tout art a donc quelque chose de mécanique, d’automatique – il suit toujours son cours pourvu que ce cours puisse toujours continuer, pourvu que rien n’arrive de particulier qui vienne à l’interrompre. Mais le sublime de l’avant-garde artistique est justement pour Lyotard le signe d’un refus de laisser les choses continuer à suivre leur cours, comme elles l’ont toujours fait, c’est-à-dire le refus de produire toujours de nouvelles œuvres d’art d’après les modèles passés et de continuer donc à porter vers l’avenir projets, écoles, tendances et programmes d’autrefois.
Or, Lyotard insiste surtout sur le fait que l’avant-garde elle-même n’a pas de poétique, c’est-à-dire pas de système de règles pour la production d’art. Au contraire, l’avant-garde entend faire une impression directe sur le spectateur – et cette impression doit être un choc. L’avant-garde choque, déstabilise, perturbe. Et cette vocation semble de fait correspondre à la vocation classique, kantienne, du sublime : certes la vie du spectateur ne s’en trouve pas directement menacée, mais ses attentes culturelles sont déçues d’une manière qui le choque. C’est ainsi qu’on pense que, pour certains esprits sensibles, cette sorte de choc esthétique pourrait être assez fort pour leur faire au moins une vraie peur. D’après Lyotard, l’avant-garde n’a pas de projet, pas de programme, elle ne fait que manifester que « quelque chose se passe », et ce « quelque chose qui se passe » est compris comme une interruption, un brouillage du programme.
Mais la réalité de la pratique artistique de l’avant-garde est tout à fait autre. L’avant-garde, justement, a toujours formulé des programmes quasiment mécaniques de production d’art pour se détacher des incertitudes de l’existence humaine. L’avant-garde, sachant bien que tous les mouvements et styles artistiques historiques sont forcément éphémères, réagit en essayant justement de sortir du temps historique, « trop humain » pour ouvrir à l’art, par la machine, une perspective virtuelle dans le temps qui soit infinie – l’avenir comme programme, comme projet, comme plan. C’est précisément l’avant-garde radicale qui a formulé des programmes et des projets qui, comme les programmes techniques, envisageaient un nouvel avenir, programmable selon des règles strictes. Ces programmes et projets tendaient le plus souvent à la plus extrême réduction. Mais pour pouvoir formuler un programme clair et susceptible d’être réalisé, il faut jeter par-dessus bord le poids de l’histoire, tout ce qui est contingent, spécifique d’une époque ou d’un lieu, pour pouvoir se concentrer sur l’essentiel et l’universel. L’avant-garde classique commence avec des projets ainsi clairement définis de réduction à l’essentiel : ce sont de tels projets que le cubisme, le suprématisme, De Stijl ou le Bauhaus ont élaborés. Et les artistes et mouvements que Lyotard évoque dans son texte, y compris Barnett Newman, Daniel Buren et les artistes de l’Art Minimal américain, ont eux aussi développé un programme clair et facile à comprendre qui s’inscrit dans la tradition de l’avant-garde classique. De ce point de vue on pourrait dire qu’un intégrisme de l’avenir caractérise toutes les avant-gardes. Mais notons bien qu’il s’agit d’un intégrisme de l’avenir, et non d’une foi dans le progrès comme on en a souvent prêté une aux avant-gardes. Le progrès, l’avant-garde justement n’y a pas cru, car l’idée de progrès implique un changement historique, une transformation, un échange des styles et des procédés dans le temps. Au lieu de cela, l’avant-garde entendait dégager l’élément minimum qui, de tout temps, a toujours distingué l’art en tant qu’art. Mais cet élément minimum, l’art devait à ses yeux absolument le maintenir dans l’avenir, quel qu’il soit. Le programme de l’avant-garde réside justement dans la tentative de ramener le progrès de l’art à un degré zéro, en réduisant ses caractéristiques historiques variables. L’avant-garde tendait au degré zéro de l’art pour le soustraire en tant qu’institution à l’évolution historique et pour le rendre ainsi résistant à l’épreuve de l’avenir.

L’avant-garde n’aspire pas à la réduction parce qu’elle entend mettre fin, dans un choc, à la tradition artistique pour susciter dans l’âme du spectateur un sentiment de sublime – mais parce que l’artiste de l’avant-garde part du principe que toutes les traditions régionales et datées seront de toute façon condamnées à l’avenir à disparaître. En réalité, l’avant-garde entend sauver le peu de choses qui restent à sauver. Elle n’aspire pas à mettre fin à la tradition, mais au contraire à la sauver de son inéluctable déclin – même si c’est en l’allégeant. Seul celui qui ne remarque pas que la maison historique est en feu peut prendre le pompier pour le pyromane, alors qu’il veut justement sauver le peu de choses qui restent à sauver. Et c’est exactement sur cette confusion que repose la théorie de l’avant-garde de Lyotard. C’est la raison pour laquelle Lyotard ne s’intéresse pas non plus aux programmes concrets de l’avant-garde ; il ne s’intéresse pas à la promesse d’avenir que comporte l’œuvre avant-gardiste. Pour lui n’est intéressant que ce que l’avant-garde a abandonné derrière elle – ce qui a brûlé, et non ce qui a été sauvé. Et ainsi il ne se rend pas non plus compte que le passé ne peut à son tour être compris comme programme et comme projet qu’à la lumière de l’avant-garde et dans le contexte de son programme. Ce n’est qu’après l’apparition de l’avant-garde que le passé peut être compris comme un projet d’avenir – à travers une interprétation qui appréhende les styles du passé comme des programmes et des projets d’avant-garde.
C’est ainsi que, si on veut, on peut comprendre l’art de Kogler comme un programme radical, spécifiquement avant-gardiste, qui lui permet de poursuivre dans l’avenir la tradition autrichienne de l’art de palais. En effet, à la différence de la peinture de chevalet, la fresque a surtout été créée pour les palais et non pas, par exemple, pour les musées. Et quiconque s’est rendu un jour à Vienne sait que c’est précisément cet usage de la fresque, presque omniprésent, qui impressionne tellement les visiteurs. La question du mur et de sa surface, à laquelle s’attache Kogler dans son travail, rappelle du reste à plus d’un titre la question du tableau telle que Pollock a pu la mettre en pratique ou que Greenberg a pu en proposer une réflexion théorique. Tandis que l’actionnisme autrichien croyait, par un malentendu productif, poursuivre ce qu’il y avait chez Pollock de gestuel, d’actionniste, Kogler poursuit quant à lui ce qui chez l’artiste américain relevait du principe du all-over et de la question de la surface. Mais en le faisant sur le support du mur et non pas sur celui du tableau de chevalet, Kogler acquiert la possibilité de créer des espaces spécifiques aux lieux où il intervient – et ainsi d’appliquer d’une manière productive les procédés de l’Art Minimal ou de l’Art Conceptuel. Et surtout, il trouve ainsi le moyen de continuer à pratiquer un art incontestablement autrichien tout en le libérant radicalement de toutes les traditions et de tous les usages locaux. En thématisant explicitement le mur comme surface, il le rend potentiellement infini, et peut donc poursuivre la tradition des peintures sur les murs qui caractérisent les palais viennois – et ce d’une manière complètement contemporaine. L’avant-garde ouvre un avenir à l’art précisément en ce qu’elle renvoie explicitement au medium qui est en mesure de continuer à en être le support. Ce surplus de temps futur potentiellement infini produit aussi bien de l’espoir et de l’enthousiasme, que l’impression d’être totalement livré à la monotonie mécanique de l’univers. C’est le grand mérite des espaces de Kogler que de conférer à ces sentiments ambivalents une expression visuelle aussi convaincante que séduisante.

1 Jean-François Lyotard, « Le sublime et l’avant-garde » (1983), in L’inhumain, causeries sur le temps, Galilée, 1988.