Métamorphose du tableau

Catherine Perret , 2002

PC : “Vous n’avez jamais été abstrait ? ”
MD : “ Dans le sens réel du mot, non. Un tableau comme la Mariée est abstrait puisqu’il n’y a pas de figuration. Mais ce n’est pas abstrait dans le sens étroit du mot. C’est viscéral si vous voulez. ” (1)

Roulette de Monte Carlo

Peu après son installation définitive à Vienne, et son admission dans la classe de scénographie de l’Académie des Beaux-Arts de la même ville, Peter Kogler jugea bon de mettre fin à ses études par une petite performance duchampienne que Robert Fleck relate ainsi: “ Kogler vint un matin à l’école, il étendit un drap blanc entre la porte d’entrée et la loge du portier, puis il s’assit sur une chaise, et se couvrit les joues de mousse à raser en refaisant cette imitation des cornes du David de Michel-Ange qu’on voit déjà faire à Duchamp dans la fameuse photo de Man Ray (2). Il se mit alors à lire en silence la biographie de Duchamp par Robert Lebel dans l’édition allemande parue chez Dumont, laquelle porte très visiblement cette photo en quatrième de couverture. Quand ils entraient à l’Académie, étudiants et professeurs regardaient sans rien dire l’étudiant duchampien qui lui-même se taisait et lisait. Vers midi, le recteur de l’époque, sans même lui avoir parlé, fit dépêcher une escouade de la police qui le mit à la porte et lui retira ses papiers. Une semaine plus tard, la revue alternative “ Falter ” publiait une série de photographies détaillées de cette action, présentées de manière esthétiquement neutre. ” (3)
Dans un contexte artistique viennois largement identifié aux messes noires et sanglantes des actionnistes, Peter Kogler choisit donc le savon à barbe et les diableries malicieuses. Face à un expressionnisme encore et toujours récurrent dans sa génération, fût-il refroidi comme chez Rosemarie Trockel, il adopte une position clairement analytique. Contre la théâtralité du sang projeté sur des toiles supposées vierges (indemnes de l’histoire qui les a constituées en palimpsestes comme de la modernité qui en a fait des ready-made), il rentre dans la complexité d’une démarche mimétique assumée quand bien même elle ne pourrait plus l’être que sur le mode de l’ironie : il refait Duchamp qui refait Michel-Ange. Il se situe ainsi dans une lignée de concepteurs, et dans une tradition esthétique maniériste. Il se met surtout dans la posture de celui qui pour œuvrer commence par se souvenir.
L’intériorité alors affirmée de sa démarche contraste apparemment avec la monumentalité et l’extériorité des décors qu’il proposera bientôt au regardeur. A ceci près que ces décors eux-mêmes, les motifs qui les hantent et qui les transforment en immenses tapisseries visionnaires, renvoient ce regardeur à l’intériorité de systèmes plus ou moins biomorphes : cerveaux, boyaux, fourmilières, tuyaux. Des systèmes en forme de circuits, autrement dit de réseaux, que leur répétition grandiose et obsédante substitue à l’architecture du site où Peter Kogler expose (musée, galerie, espace public en tout cas) : des environnements qui fictionnalisent cette architecture et contraignent le regardeur à un voyage dans le “ système ” à la fois psychique, social, et idéologique dont elle est le support secret. L’extériorité violente, hallucinogène des décors de Peter Kogler invite à une plongée dans les profondeurs de la structure, là précisément où cette structure s’acte non seulement en visible, mais en vision, en affect.

Ornement et Crime

Plus qu’à la monumentalité de ses décors, à l’emprise que leur confère leur multimédialité visuelle et sonore, la puissance du travail de Peter Kogler tient à sa puissance de dissection. S’il fallait caractériser d’un trait le type d’opération proposée, on pourrait risquer l’hypothèse suivante : Kogler œuvre sur et à partir de ce point enfoui où le structurel se noue en viscéral, ce point où la structure, en l’occurrence le système d’information et de communication qui est en passe aujourd’hui de mettre en coupe réglée l’ensemble des relations économiques, sociales, politiques, et plus généralement symboliques du “ monde ” contemporain, s’incorpore en des signes qui sont à la fois des patterns abstraits et des représentations affectives, des ornements vides et des motions psychiques, des représentations collectives neutralisées et de potentielles incitations au meurtre : “ Ornament und Verbrechen ” (L’ornement et le crime, titre d’un ouvrage d’Adolf Loos que Peter Kogler me citait dans un entretien récent). Les motifs abstractisés par la numérisation qui constituent l’abécédaire réduit de cette œuvre sont comme les noms des stars que les psychotiques s’attribuent, ou les visions simplifiées dont se nourrissent les hallucinations, ou encore comme les motifs d’animaux de tapisserie qui hantent les terreurs nocturnes. Ces crânes, ces intestins, ces fourmis, ces tubes géants sont des exemples de ces signifiants visuels élémentaires dans lesquels le système d’information et de communication qui tend à structurer l’ensemble de nos langages, de nos concepts, et bientôt sans doute de nos perceptions, semble pouvoir prendre corps en sentiment, en affect, en émotion et produire ces signaux souterrains, capables de pousser une foule au lynchage, au meurtre, au génocide. Où l’on retrouve la question autrichienne, au-delà de tout martyrologe national ou personnel. Semblables à ces têtes de mort qui dit-on “ doivent ” revenir au moins une fois par minute dans l’imagerie subliminale diffusée par les clips publicitaires, ce sont des signes-affects dans lesquels la structure se révèle comme pouvant être immédiatement opératoire, immédiatement meurtrière. Immédiatement, autrement dit sans la médiation d’aucun jugement, d’aucune conscience, d’aucune volonté. Les murs de signes qu’édifie Peter Kogler sont les murs de représentations sociales inconscientes qui nous agissent et contre lesquelles son art s’appuie et lutte. Des parois de rêves.

Tableau

Les installations de Peter Kogler, la manière dont elles prennent la place du lieu physique pour “ installer ” véritablement un lieu psychique, mettent en évidence que ce qui se présente comme une technè (à savoir la numérisation qui est à la base de ces systèmes d’information et de communication comme elle est à la base des compositions de Kogler lui-même) est en réalité un espace, l’espace de nos représentations, et, en tant que tel, l’espace qui nous représente. Elle est en ce sens analogue à cette pariete di vetro du perspecteur qui constitua, bien au-delà d’un simple instrument du réalisme représentatif, la condition de possibilité de l’invention de la géométrie et avec elle de la raison et du sujet modernes. Cet espace numérisé ou plutôt cette table numérique universelle est ainsi, au moins structurellement, l’héritière directe de l’espace de la science moderne, galiléenne puis newtonienne, en ce sens qu’elle en accomplit radicalement le projet épistémologique : la constitution d’un système de représentation et de transmission d’un savoir pur de toute analogie via la suppression du référent dans le signe. Un système d’abstraction du monde dans un signe binaire dont la consistance tient désormais à l’enchaînement des relations signifiantes dans lesquelles il s’inscrit, à la surface d’enchaînement de ces relations, autrement dit au plan spéculatif de ce qui s’est d’abord inventé avec la perspective sous le nom de tableau.
Les écrans entre lesquels nous circulons nous le montrent assez : les systèmes numériques contemporains déclinent encore et toujours ce grand paradigme de la raison et du savoir moderne qu’est le tableau. L ’utopie de l’écran mondialisé prolonge le grand rêve de la cartographie du monde. Les désirs qui nourrissent cette utopie préparent les mêmes colonialisations, mais en grand, suivant d’autres échelles, d’autres lignes de domination, c’est-à-dire suivant d’autres définitions de l’humanité.
Ce qui a changé, notamment, de l’empire classique, autrement dit européen, des signes à leur empire mondial numérisé, c’est que le tableau, ou l’écran, qui les constitue comme signes privés de référents, abstraits, échangeables, ne se comprend plus et par conséquent ne se signale plus comme tel : comme plan spéculatif, appareil à représenter, machine symbolique. Il n’assume plus la fonction de constituer le vide. Il prétend “ simplement ” le traiter. Il ne représente plus. Il gère. Sa fonction n’est plus conçue comme symbolique mais comme strictement pragmatique. L’écran-tableau se confond avec la réalité. Il est devenu invisible. Et la transcendance représentative dont il continue d’être l’opérateur peut ainsi revendiquer l’immanence du fait, du fait qui peut ainsi s’étendre logiquement au virtuel.
Dans les architectures-installations de Peter Kogler, l’exploitation virtuose, maniériste des techniques numériques sert d’abord à faire sortir l’écran invisible du mur trop visible. Elle rend ainsi à cet écran virtuel sa puissance d’abstraction. Car elle le représente en l’inscrivant dans la tradition qui l’a engendré : comme moteur d’illusion (et en ceci héritier du tableau humaniste) et comme support de signes (repreneur donc également du tableau abstrait). Le baroquisme abstrait de ses compositions géantes évite ainsi toute compromission avec l’éclectisme postmoderne (très différent en ceci d’un Philip Taaffe par exemple) : il se situe avec une remarquable économie iconographique dans l’histoire toujours actuelle du tableau moderne.

Simulacre de tableau

Le dispositif frontal du tableau classique maintenait l’illusion du face à face du sujet (regardeur) et de l’objet (regardé), tel un reliquat du rapport de contemplation unissant la créature et le Créateur. Même si, comme l’a parfaitement analysé Michel Foucault dans Les Mots et les Choses, ce dispositif frontal était déjà un dispositif fonctionnel, visant à exposer et à imposer un système des regards, des pouvoirs et des places ; – même si, incluant négativement la place du spectateur, le tableau la déduisait déjà comme celle, absente, de ce qui manque à sa place. On se souvient en effet la façon dont Philippe IV et son épouse n’apparaissent déjà plus dans Les Ménines, sinon comme reflets dans le miroir, c’est-à-dire comme spectres animés par l’ordre de la représentation lui-même.
L’espace-tableau numérique invisible dont nous sommes à notre insu les sujets (les sujets représentés) dissout la structure identificatoire, réflexive du face à face du sujet et de l’objet. On est dedans. On ne le voit pas, donc on ne s’y voit pas. C’est un dispositif sans aucune espèce d’implication imaginaire, sans aucune espèce de résonance et en ce sens non seulement invisible mais innommable. Un dispositif de pouvoir remarquablement efficace parce qu’absolument discret.
Gerwald Rockenschaub, un artiste autrichien de la même génération que Peter Kogler, en fait depuis quelques années une présentation particulièrement exemplaire avec de petits tableaux en aluminium dont la surface lustrée (à défaut d’être profonde) est recouverte de signes peints colorés, issus de la numérisation de patterns visuels élémentaires, indifféremment figuratifs ou abstraits, où le regardeur averti peut parfois reconnaître quelques clins d’œil à la peinture contemporaine. Ces tableaux quasi signalétiques reprennent certes le vocabulaire de la picturalité moderne, telle qu’elle a été définie tout au moins par Greenberg, à savoir comme planéité et composition signifiante, mais ils offrent au regardeur un assemblage formel tellement pauvre qu’ils ne peuvent mobiliser qu’un jeu de repérage distrait et ironique au terme duquel surgissent au mieux quelques effets de citations sans surprise. La platitude en est telle qu’il est non seulement impossible d’y voir quelque chose mais qu’il devient même impossible de “ regarder ” ces simulacres de tableaux sur lesquels l’oeil rebondit sèchement, sans trouver à jouer, à éprouver sa propre réflexion, à miser son propre narcissisme. Ils inventent ainsi une catégorie nouvelle : le tableau à repousser le regard.

Piège à regard

Les tableautins de Rockenschaub exposent avec une rigueur impeccable la réduction idéologique des processus d’objectivation et par conséquent de subjectivation liés à la représentation dès lors que (comme c’est le cas dans l’espace-tableau numérique) l’espace de cette représentation lui-même est occulté dans ses effets. Ce déni idéologique n’exclut naturellement pas l’ exploitation pragmatique voire politique de ces processus par un espace d’autant plus vampirique qu’il est invisible. Au contraire : un tel déni autorise toute espèce de manipulation des phénomènes de projection et d’identification désormais laissés dans l’ombre irrationnelle de ce qui n’a pas droit à la reconnaissance. Un tableau qui capte d’autant plus le regardeur que celui-ci ne sait pas qu’il le regarde.
Telle est la piste suivie par Peter Kogler dans son analyse de l’espace-tableau numérisé. Le spectateur des Ménines pouvait se croire devant le tableau de Vélazquez, comme le savant moderne pouvait s’imaginer l’auteur de son savoir, le détenteur de la carte du monde, et par conséquent l’exploitant de ses richesses. Aujourd’hui que le tableau se dissimule dans la réalité, qu’il est donc virtuellement partout, sa structure se confond avec celle du décor. Nous ne sommes plus devant le tableau. Ou plus exactement ce tableau s’est retourné comme un doigt de gant. Le miroir qu’il recelait (ce fameux miroir des Ménines) a déployé sa surface et nous a englouti comme déjà Philippe IV et son épouse. Nous nous trouvons dedans. Nous sommes dans un décor, dont la profondeur nous inclut, nous réfléchit, autrement dit réfléchit pour nous.
Nous voici par exemple au centre de la galerie carrée de la Villa Arson, fragiles lilliputiens, livrés au caprice apparent d’un système de projection fixé au-dessus de nos têtes (comme une constellation décidant de nos destins), et pris dans un opéra fantastique à un personnage : une fourmi saisie dans sa course, un décor-fourmi plus exactement puisque, où que nous tournions nos regards, la même fourmi mouvante, la même image identiquement projetée de fourmi fuyant son destin de travailleuse infatigable couvre la surface du mur. Clonant cette malheureuse éperdue à la vitesse de sa course, laquelle est scandée par un montage sonore évoquant les déferlements des machines-outils dans les films d’Eisenstein, le réseau de projections se transforme bientôt en population, puis en foule, puis en masse, puis en flux grouillant d’insectes galopant dans une course frénétiquement noire, en cauchemar pire encore que les dessins mescaliniens d’Henri Michaux. Jusqu’à ce qu’avec un bruit sec de guillotine, décimée par on ne sait quel virus, la population des travailleuses déchaînées soudain s’efface. Plus rien. Le mur lui-même a disparu. Pas notre désir de voir cependant qui survolté par ce premier assaut attend la suite, autrement dit la même chose, ce qui ne manque pas d’arriver : la même image de fourmi reparaît et la boucle se dévide à nouveau pour la satisfaction de notre boulimie visuelle.
Dès que le système de représentation se trouve nié comme tel, comme système d’abstraction et de subjectivation, le regard devient un phénomène d’addiction. L’art une drogue. Ce Qu’il Fallait Démontrer. Ce que fait ici admirablement Peter Kogler.

Art Nouveau

Schématisation (de l’image au pattern), clonage (par modularisation du pattern), cancérisation (de la population clonée), extinction, puis répétition de la séquence. L’emprunt ici à des modèles de croissance quasi-biologiques renvoie à l’utilisation ailleurs de motifs eux-mêmes quasi-végétaux (fibres, résilles, volutes) ou quasi-animaux (entrelacs reptiliens, arachnéens ou comme ici insectoïdes). Ce “ quasi ” comme cette cancérisation “ démonique ” de l’ornement, cette pseudo-vie de l’image comme sa pseudo-mort évoquent à l’évidence ce qu’on pourrait appeler la postnature d’une posthumanité virtuelle et peut-être à venir. Mais elle cite simultanément une certaine avant-garde viennoise, un certain Jugendstil dont les motifs à la fois innocents et décadents constituent la rhétorique fondamentale de la modernité architecturale occidentale. D’une modernité audacieuse qui a recouvert cependant l’urbanisme naissant d’images malades, de méta-images, d’images d’images dont l’expressivité creuse dit à la fois un excès de puissance et un aveu d’impuissance. Une jouissance d’ordre objectif et une défaillance d’ordre subjectif. Une victoire et un échec.
La réactualisation de l’art nouveau dans l’œuvre de Peter Kogler, sa mise en relation implicite avec l’image numérisée, autrement dit avec la table numérique, via ces “ papiers peints vidéo ” que constituent ses œuvres les plus récentes, indique un second niveau d’analyse, un second type de situation dans la modernité. La référence au tableau comme dispositif d’exposition et comme révélateur du dispositif d’exposition est en effet devenu un topos artistique majeur depuis les années soixante, depuis que Daniel Buren a fait de l’équivalence institutionnelle entre la forme-tableau et le dispositif d’accrochage du musée le fondement d’une œuvre aujourd’hui toujours et plus que jamais vivante : une œuvre qui déjà enregistre la prééminence du cadre sur le regard, quelque chose de l’ordre d’une captivité sans horizon, sans possibilité d’évasion imaginaire.
La manière dont Peter Kogler déshabille en quelque sorte l’architecture des lieux où il expose en les tapissant de frises numériques, en révélant ainsi l’écran cognitif et mental dont nous sommes les habitants par définition inconscients, représente l’un des développements possibles de ce topos. Là cependant où la plupart des artistes contemporains qui s’en sont servis n’ont pas su résister à la tentation de l’exploiter comme un trope conceptuel aimable (depuis Claude Rutault, la liste est longue), Peter Kogler risque à travers cette citation ornementale ce qu’on pourrait appeler une première historisation et par conséquent une mise en perspective de cette redéfinition.

Ecran

La table numérique universelle a ceci de nouveau par rapport au tableau qu’elle est un dispositif d’exposition à la puissance deux, dont l’objet n’est pas simplement l’abstraction du donné en signe, en relation connue mais aussi la constitution de cette relation connue ou connaissable elle-même en information, en matériau de communication virtuelle. Ce qu’expose cette table n’est donc plus la représentabilité mais la communicabilité autrement dit l’échangeabilité de signes qui n’ont précisément plus besoin de représenter quoi que ce soit pour qui que ce soit pour pouvoir circuler. Ce qu’elle avère ainsi, à un degré de plus que le tableau, c’est l’équivalence entre symbolicité et vide. Cette équation n’est évidemment pas neuve : la suppression du garant dans le signe, la dérive du signe sans garant, et la productivité de ce désamarrage sont même au principe de la représentation moderne (depuis l’âge classique). Mais la survivance d’un système de compensation mimétique, via le tableau notamment, a longtemps masqué cette fuite de sens inhérente au système symbolique occidental lui-même.
Avec l’écran mondial, ce système se réfléchit en tant que vide, le flottement s’universalise, l’équivalence entre le tableau et le musée dont jouaient les in situ de Buren (puis de Supports/Surfaces) devient encore trop signifiante, il n’y a plus de repère donc plus de situation, et puisque plus de situation plus de critique possible. La table numérique certes perfectionne le tableau, et en ce sens elle en accomplit la modernité, mais simultanément elle en annule le pouvoir représentatif et critique. Le signe-tableau (l’écran numérique) devient alors omniprésent, mais il ne saurait représenter rien que lui-même. Purement réflexif, il s’hypertrophie. Et parce qu’il ne représente plus, et dissimule sa puissance d’abstraction, il devient paradoxalement expressif : ce signe est une projection célibataire, une image coupée de la métaphore, un ornement pathétique. Ce signe devient alors le masque de la réflexivité du sujet, elle-même strictement formelle, puisque ce sujet est désormais réductible à ses “ coordonnées ”, autrement dit à son inscription dans le diagramme de l’information-communication. Auto-portrait du sujet en écran, de la main en souris d’ordinateur sont les nouveaux topoi de la narration vidéo contemporaine.
A la différence de la génération “ néo-géo ” à la fin des années quatre-vingt, Peter Kogler ne se contente pas d’ironiser sur ce destin, il ne referme pas purement et simplement la parenthèse critique des années soixante et l’époque de la déconstruction du tableau, il propose une troisième hypothèse : ni critique-idéologique, ni parodique-esthétique, mais historique et politique.

Image dialectique

L’histoire, on le sait, est le grand rêve de la modernité et cette modernité n’a commencé d’inventer “ sa ” politique qu’au prix de se réveiller de ce grand rêve historique, de cette funeste passion historiciste. Deux événements récents marquèrent ce réveil, pour l’Europe tout au moins : la révélation de la shoah, au lendemain de la seconde guerre mondiale, et la fin de la guerre froide, dernière grande représentation de l’épopée moderne. Les conséquences pour l’art de ce réveil sont naturellement immenses pour autant que l’art, comme grande fabrique des images, opère à l’intersection du rêve et du réveil, dans la mesure où paradoxalement l’art peut réveiller en faisant rêver. Jouer sur ce paradoxe, telle est aujourd’hui la voie royale de l’art et sans doute la seule chance d’articulation effective entre l’ordre artistique et l’ordre politique. C’est aussi bien naturellement un risque terrible que prennent ceux qui font les images puisque les images qui ne réveillent pas entretiennent le rêve dans ce qu’il a de meurtrier et impliquent tôt ou tard la répétition du cauchemar historique.
Le rêve, on le sait aussi, se nourrit de la vie de veille, il réarticule les événements du passé, le rêve est historique. A ceci près que s’il réécrit l’histoire, c’est pour formuler les désirs du présent, quitte à engager ce présent dans la voie de la répétition, quitte à entretenir pour ce présent le nœud magique qui unit utopie et souvenir, figuration radieuse de l’avenir et remémoration nostalgique du passé. Nous ne saurions désirer que ce dont jadis nous aurions pu jouir (et que précisément nous avons dédaigné). Parce qu’il ne se contente pas de rêver mais qu’il représente le rêve comme nostalgie, l’idéal comme souvenir, le futur comme passé, l’art invente des rêves qui réveillent, et qui sont donc susceptibles de suspendre instantanément (autrement dit fugitivement) la motion répétitive infernale qui dirige les vies des individus comme celles des sociétés humaines.
S’il a ce pouvoir, c’est que l’art dans le fond n’est jamais moderne, autrement dit qu’il n’opère pas suivant la modalité du progrès, constitutive de l’idéal historique, mais au contraire par la mise en œuvre d’une régression pratique (et d’une pratique de la régression) grâce à laquelle les images lui font retour depuis l’autrefois, vierges de toute espèce d’idéalisation, de toute empreinte de nostalgie. Ces images que Walter Benjamin disait “ dialectiques ”, où “ l’Autrefois rencontre le Maintenant ” (au lieu que le présent s’y remémore le passé), où l’Autrefois explose dans le Maintenant, mettent en ruine le passé, à l’instant même où le présent allait s’en déguiser avant de se précipiter dans de nouvelles tragi-comédies historiques. (4) Elles libèrent du “ il était une fois ”. Ces images issues du travail de régression artistique présentent le rêve d’aujourd’hui comme le désespoir d’hier.

Tableau mobile

En projetant au moyen de la vidéo les décors de l’art nouveau sur les murs de nos institutions d’art “ contemporain ”, ces postes soi-disant “ avancés ” des avant-gardes culturelles, Peter Kogler fabrique de ces images de rêves qui réveillent, de ces images apparemment mouvantes qui nous révèlent cloués au pilori du passé. Toujours attachés à l’idée d’une innocence du progrès. Toujours pris dans la figure messianique de la domination occidentale. Tout en témoignant de ce retour onirique depuis l’autrefois, la prolifération mortifère, la grandeur pathologique, la dramatisation de ses décors font aussitôt éclater la souffrance dont vient ce procès de domination, le malheur paranoïaque de la Gesamtkunstwerk qui sous la forme de ces citations de l’art nouveau hante encore et toujours l’aujourd’hui et ses rêves d’avenir. Et la pièce montrée à la Villa Arson, en représentant le même, la même image de fourmi, sous le masque d’une mobilité effrénée (déchaînée par le système de projection multiple) expose avec une économie de moyens parfaite l’immobilité du désir sous le masque du changement. Et, avec elle, la permanence de la croyance sous les apparences de la rationalité.
Cette capacité à représenter l’autrefois dans le surgissement de l’image actuelle tient au mécanisme de régression mis en jeu par la pratique, et en l’occurrence – le peintre étant dans notre tradition celui qui fait des tableaux – par la pratique de la peinture. Celle de Peter Kogler se caractérise par deux traits : l’abstention depuis toujours de toute intervention manuelle (celle-ci étant remplacée par l’utilisation de moyens issus de la reproduction mécanique et technique ) et plus récemment le recours, à la place de la main, à la projection vidéo, c’est-à-dire à l’image mouvante. Ce double choix le conduit de l’autre côté du tableau classique, que déterminent une certaine idée de l’art du peintre et une idée non moins certaine de la réception comme art du goût, autrement dit comme art de jouir d’un objet donné.
Cette double détermination est ici déjouée qui statue sur l’identité entre le tableau et l’objet et qui ainsi “ définit ” le tableau au sens littéral du terme, en l’assignant à un lieu fixe. Nous avons bien à faire à des tableaux, mais nous n’avons pas affaire à des objets. La représentation moderne de la peinture cède alors, tandis qu’à sa place revient, mue par cette double décision “ pratique ”, et remontant depuis la nuit quasiment de notre civilisation, la vieille identification de la peinture avec la fresque, la mosaïque, le vitrail, avec l’architecture elle-même, avec tout ce qui a toujours “ monté la garde ” auprès de l’image. Car cette icône est toujours susceptible de s’enfuir, de vouloir changer de “ patrons ”, c’est-à-dire de vouloir porter ailleurs son pouvoir. Des eidola grecques aux icônes byzantines jusqu’aux processions religieuses beaucoup plus récentes, l’histoire de l’image est en effet indissociable de l’histoire d’un enchaînement de la puissance qui lui est conférée, comme si l’image était non seulement mouvante, mais mobile, détentrice de la puissance de l’imaginaire, et par là même maîtresse des croyances. Et c’est cette histoire que Peter Kogler laisse revenir en libérant, avec la mobilité du tableau, ce qui du tableau fit d’abord une icône que la pratique, la peinture, devait s’approprier, retenir, assigner en tant que medium, menaçant, de la croyance.

Allégorie de l’immobilité

“ Etymologiquement, l’icône vient du mot eikôn et signifie simplement “ image ” ou “ portrait ”. Il n’est pourtant pas faux de la considérer comme un tableau, c’est-à-dire une image autonome, transportable, quel qu’en soit le support – toile, pierre ou métal ”. (5 ) Inversement le tableau, alors même qu’il semble rompre avec l’univers religieux et qu’il devient le paradigme épistémologique de la raison moderne, porte en lui toute la mémoire de l’icône, et à travers elle de la croyance que l’image – parce qu’elle bouge – a le pouvoir d’animer le regard et l’esprit.
Telle est la mémoire qui dans les installations de Peter Kogler projette sur les murs des architectures glacées de nos institutions culturelles “ éclairées ” le fantôme du romantisme mourant avec son culte des mythes, et sa volonté surtout d’imposer une mythologie moderne, fondée sur la vie autonome des formes, autrement dit sur le fantasme toujours disponible d’une vitalité des images. Ce travail de la mémoire joue alors un double rôle : il imprime sur l’architecture le film de ce fantasme de manière à canaliser son impact (telle est la fonction “ rationnelle ” de la détermination pratique) et il fictionnalise cette architecture en film, en fantasme (telle est sa limite aussi bien rationnelle).
La conversion du tableau mobile en architecture et de l’architecture en tableau mobile dit que la chance que nous avons de retourner la modernité contre elle-même en la renvoyant à la croyance dans l’image qui toujours la hante est mince, fugace, toujours réversible, toujours récupérable. C’est que cette croyance peut-être est constitutive de la définition de l’espèce humaine. Ou (autre manière de dire la même chose) que la technique elle-même qui permet cette conversion, ce système numérique qui via la vidéo délivre le tableau de son identification au regard, à la réflexion et à l’épistémè classique participe encore de cette croyance. L’idée que le compactage de l’information numérisée accroît sa vitesse de circulation ne postule-t-elle pas d’abord la circulation : que “ ça ” circule ? Autrement dit, qu’il y a un mouvement des signes en soi, indépendamment de l’opération représentative qui en fait des signes, ou qu’il y a un flux autonome des images, libre des pratiques individuelles et collectives qui produisent les images en en suscitant retour et remémoration. Et n’est-on pas là encore en pleine croyance dans la mobilité ( c’est-à-dire dans l’âme) de ce qui n’est qu’une ombre mouvante, le produit d’une médiation, le reflet éphémère d’une contraction du temps dans la conscience ?
Peter Kogler ne surestime nullement la possibilité d’en finir avec cette croyance. En ce sens il n’est pas plus moderne qu’il n’est postmoderne. Allégories mouvantes de l’immobilité, ses décors cherchent seulement à produire “ l’image immobile du mouvement ”, à introduire ainsi, fût-ce momentanément, un décalage entre regard et croyance. Le regardeur alors prend (ou ne prend pas) du champ : distance infra-mince qui peut-être délie l’art du pouvoir.

Catherine Perret

Notes

1-Marcel Duchamp : Entretiens avec Pierre Cabanne, éditions SOMOGY, Paris, p.114
2- Il s’agit du readymade aidé intitulé La Roulette de Monte Carlo.
3-Robert Fleck : Peter Kogler, eine Kunst des leichten Zeichens in Peter Kogler, Verlag der Buchhandlung Walther König, Kunsthaus Bregenz (nous traduisons).
4-Walter Benjamin : Das Passagenwerk, section N, éditions Suhrkamp, Frankfurt/Main, p.427
5- Hans Belting : Image et culte, une histoire de l’art avant l’époque de l’art, éditions du Cerf, Paris, p.72